18
Bosch était debout dans le bureau de Gandle. Debout, mais pas immobile. Il ne pouvait pas tenir en place. Il faisait les cent pas. Le lieutenant lui avait déjà ordonné deux fois de s'asseoir, mais il en était incapable. Pas avec la terreur qui montait en lui.
- C'est quoi, ce truc, Harry ? lui demanda Gandle. Bosch sortit son téléphone et l'ouvrit.
- Ils la tiennent.
Il appuya sur le bouton play de l'application vidéo et tendit l'appareil à Gandle qui s'était assis derrière son bureau.
- Comment ça, « ils la... »?
Il cessa de parler en regardant la vidéo. - Ah, mon Dieu !... Ah, mon... Harry, comment savez-vous que c'est vrai ?
- Qu'est-ce que vous racontez ? Bien sûr que c'est vrai ! Ils la tiennent et ce type sait qui la tient et où ! répondit Bosch en montrant la salle d'interrogatoire du doigt.
Il marchait de plus en plus vite, comme un lion en cage.
- Comment ça fonctionne ? Je veux revoir la vidéo, dit Gandle. Bosch s'empara du portable et remit la vidéo en route.
- Il faut que je retourne voir ce mec, dit Bosch tandis que Gandle regardait l'enregistrement. Il faut que je lui fasse dire...
- Il n'est pas question que vous vous approchiez de ce type, lâcha Gandle sans le regarder. Harry... où est-elle ? A Hong Kong?
- Oui, à Hong Kong, et c'est là qu'il allait. C'est de là qu'il vient et c'est là qu'est basée la triade à laquelle il appartient. Sans même parler du fait qu'ils m'ont appelé, moi. Et je vous l'ai dit. Ils m'ont déclaré qu'il y aurait des suites si jamais...
- Mais... elle ne dit rien. Personne ne parle. Comment savez-vous qu'il s'agit de la bande de Chang ?
- C'est la triade ! Ils n'ont pas besoin de dire quoi que ce soit ! Cette vidéo dit tout ce qu'il y a à dire ! Ils la tiennent. C'est ça, le message.
- OK, OK, essayons de réfléchir. Ils la tiennent, mais c'est quoi, le message ? Qu'est-ce que vous êtes censé faire ?
- Laisser filer Chang.
- Que voulez-vous dire ? Le laisser partir d'ici comme ça ?
- Je ne sais pas. Oui, oublier l'affaire d'une manière ou d'une autre. Perdre les preuves ou, mieux encore, cesser d'en chercher. Pour l'instant, on n'en a pas assez pour le garder en prison après lundi. C'est ça qu'ils veulent, qu'il ressorte libre. Écoutez... Moi, je ne peux pas rester ici à ne rien faire. Il faut que je...
- Il faut transmettre ça à la Scientifique. C'est la première chose à faire. Avez-vous appelé votre ex pour voir ce qu'elle sait?
Bosch s'aperçut qu'avec la panique qui l'avait pris en regardant la vidéo, il n'avait même pas téléphoné à sa première femme, Eleanor Wish. Il avait commencé par essayer d'appeler sa fille. Et quand il n'avait pas obtenu de réponse, il était tout de suite allé affronter Chang.
- Vous avez raison, dit-il. Passez-moi ça. -Harry, il faut que ça aille à la Scienti...
Bosch se pencha en travers du bureau et arracha le portable des mains de Gandle. Puis il changea d'application et appuya sur la touche de numérotation rapide pour appeler Eleanor Wish. Et consulta sa montre en attendant que l'appel arrive à destination. Il était presque cinq heures du matin à Hong Kong et c'était samedi. Il ne comprenait pas pourquoi Eleanor ne l'avait pas appelé si elle savait que leur fille avait disparu.
- Harry?
Ton de voix alerte. Il ne la tirait pas de son sommeil.
- Qu'est-ce qui se passe, Eleanor ? Où est Madeline ? Il sortit du bureau de Gandle et se dirigea vers son box.
- Je ne sais pas. Elle ne m'a pas appelée et ne répond pas à mes coups de fil. Comment sais-tu ce qui se passe ici ?
- Je ne le sais pas, mais j'ai eu... un message d'elle. Dis-moi ce que tu sais. - Mais... qu'est-ce que disait son message ?
- Rien, il ne disait rien. C'est une vidéo. Écoute, dis-moi juste ce qui se passe là-bas.
- Elle n'est pas revenue du centre commercial après l'école. Comme c'était vendredi, je l'ai laissée aller avec ses amis. D'habitude, elle m'appelle vers six heures et me demande une rallonge de temps, mais cette fois rien. Et comme elle n'est pas rentrée à la maison, c'est moi qui l'ai appelée, mais elle n'a pas décroché. Je lui ai laissé tout un tas de messages et je me suis mise vraiment en colère. Mais tu sais comment elle est, elle s'est probablement mise en colère aussi et elle n'est pas rentrée. J'ai appelé ses amis et tous prétendent ne pas savoir où elle est.
- Eleanor, il est plus de cinq heures du matin chez toi. As-tu appelé la police ?
- Harry...
- Quoi ?
- Elle a déjà fait ça une fois.
- Qu'est-ce que tu racontes ?
Il se laissa tomber lourdement dans son fauteuil et se tassa sur lui-même en appuyant fort le téléphone contre son oreille.
- Elle avait passé la nuit chez une copine pour me « donner une leçon », reprit Eleanor. J'avais appelé la police et tout ça était bien gênant parce que les flics l'ont retrouvée chez sa copine. Je suis désolée de ne pas te l'avoir dit. Mais elle et moi, on a des problèmes. Elle est à un âge où... tu vois ? Elle fait des trucs bien au-dessus de son âge. Et on dirait qu'elle ne m'aime pas beaucoup en ce moment. Elle dit vouloir aller vivre avec toi à L.A. Elle... Bosch l'interrompit :
- Ecoute, Eleanor, tout ça, je le comprends, mais là ce n'est pas pareil. Il s'est passé quelque chose.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
Sa voix n'était plus que panique. Bosch y reconnut sa propre peur. Il rechignait à lui parler de la vidéo, mais il sentit qu'il le fallait. Elle avait besoin de savoir. Il lui décrivit la vidéo de trente secondes, sans rien laisser dans l'ombre. Eleanor poussa un hurlement de douleur comme seule peut en pousser une mère qui vient de perdre sa fille.
- Oh, mon Dieu ! Oh, mon Dieu !
- Je sais, mais on va la retrouver, Eleanor. Je...
- Pourquoi t'ont-ils envoyé ce truc-là, à toi et pas à moi ? Il entendit qu'elle commençait à pleurer. Elle perdait la tête.
Il ne répondit pas à sa question parce qu'il savait que ça ne ferait qu'empirer les choses.
- Ecoute-moi, Eleanor, reprit-il, il faut qu'on essaie d'y voir clair. Fais-le pour elle. C'est toi qui es là-bas, pas moi.
- Qu'est-ce qu'ils veulent ? De l'argent ? - Non...
- Quoi alors ?
Il essaya de parler calmement, en espérant que ce soit contagieux quand la gravité de ce qu'il allait lui dire la frapperait.
- Je pense que ce message s'adresse à moi, dit-il. Ce n'est pas de l'argent qu'ils veulent. Ils me disent simplement qu'ils la tiennent.
- Ça s'adresse à toi? Mais pourquoi? Qu'est-ce qu'ils... Harry, qu'est-ce que tu as fait ?
Sur le ton de l'accusation. Bosch eut peur que cette question le condamne jusqu'à la fin de ses jours.
- Je suis sur une affaire qui a à voir avec une triade chinoise. Je crois que...
- Ils l'ont prise pour te tenir, toi ? Comment ont-ils seulement découvert son existence ?
- Je ne le sais pas encore, Eleanor. J'y travaille. On a un suspect en prison et...
De nouveau elle l'interrompit, cette fois par une plainte. Le bruit que fait en s'incarnant le pire cauchemar d'un père ou d'une mère. Alors Bosch sut comment agir. Il baissa encore la voix.
- Eleanor, écoute-moi, dit-il. J'ai besoin que tu te reprennes. Il faut que tu commences à passer des coups de fil. J'arrive. Je serai à Hong Kong dimanche matin avant l'aube. En attendant, il faut que toi, tu arrives à avoir ses copines. Il faut que tu trouves avec qui elle était au centre commercial et où elle est allée après. Il faut que tu trouves tout ce que tu pourras trouver sur ce qui s'est passé. Tu m'entends, Eleanor ?
- Je raccroche et j'appelle la police. - Non !
Il regarda autour de lui et s'aperçut que son cri avait attiré l'attention d'un bout à l'autre de la salle. Après l'incident avec Chang, il inquiétait tout le monde. Il se tassa encore plus dans son fauteuil et se pencha sur son bureau pour que personne ne le voie.
- Quoi ? Harry, il faut qu'on...
- Écoute-moi d'abord et après tu fais ce que tu juges nécessaire. Je ne crois pas qu'il faille appeler la police. Pas encore. On ne peut pas courir le risque que les types qui la tiennent apprennent qu'on l'a fait. Parce que là on pourrait bien ne plus jamais la revoir.
Elle ne répondit pas. Bosch entendit qu'elle pleurait.
- Eleanor ? Écoute-moi ! Tu veux la retrouver ou pas ? Remets-toi, bordel de merde ! Tu as travaillé pour le Bureau, bon sang ! Tu peux y arriver. Je veux que tu t'y attelles comme un agent spécial du FBI jusqu'à ce que j'arrive. Je vais faire analyser la vidéo. Il y a un moment où on la voit donner un coup de pied à la caméra et celle-ci a bougé. Et j'ai vu une fenêtre. On pourra peut-être en tirer quelque chose. Je prends l'avion ce soir et je viendrai directement chez toi. Tu as tout compris ?
Il y eut un long moment de silence avant qu'elle réponde. Lorsque enfin elle le fit, sa voix était calme. Elle avait saisi le message.
- Oui, j'ai pigé, Harry. Je pense quand même qu'il faut appeler la police de Hong Kong.
- Si c'est ce que tu penses, alors pas de problème. Fais-le. Tu connais quelqu'un ? Quelqu'un en qui tu as confiance ?
- Non, mais il y a un bureau spécialisé dans les affaires de triades. Ses agents sont déjà venus au casino.
Presque vingt ans après son passage au FBI, Eleanor était devenue joueuse de cartes professionnelle. Depuis au moins six ans, elle vivait à Hong Kong et travaillait au Cleopatra Casino de Macao. Tous les grands flambeurs du continent voulaient se mesurer à la gwei-po - la femme blanche. C'était la grande attraction. Elle jouait avec l'argent du casino, avait droit à un pourcentage de ses gains, ses pertes ne donnant lieu à aucune sanction. Elle menait une existence confortable. Maddie et elle habitaient dans un gratte-ciel de la Happy Valley, le casino lui envoyant un hélicoptère qui atterrissait sur le toit de l'immeuble lorsque c'était l'heure d'aller au travail.
Confortable jusqu'à cet instant.
- Parle aux gens du casino, reprit-il. S'il y a quelqu'un qu'on te dit fiable, vas-y. Passe le coup de fil. Moi, il faut que je raccroche pour pouvoir m'activer. Je te rappelle avant de décoller.
- OK, Harry, dit-elle comme dans un brouillard.
- Si jamais tu découvres quoi que ce soit, tu m'appelles.
- D'accord, Harry.
- Et... Eleanor ?
- Quoi ?
- Essaie de voir si tu ne peux pas me procurer un flingue. Je ne peux pas faire passer le mien à la frontière.
- Ici, on fout en prison les gens qui ont une arme.
- Ça, je le sais, mais toi, tu connais des gens au casino. Trouve-moi un flingue.
- J'essaierai.
Il hésita avant de raccrocher. Il avait envie de la toucher, d'essayer Dieu sait comment d'apaiser ses craintes. Mais il savait que c'était impossible. Il n'arrivait même pas à apaiser les siennes.
- Bon, dit-il, je vais y aller. Essaie de garder ton calme, Eleanor. Pour Maddie. On reste calme et on réussira.
- On va la leur reprendre, pas vrai, Harry ?
Bosch acquiesça dans son for intérieur avant de répondre :
- Oui, Eleanor. On la leur reprendra.